19 juin 2011

Prépublication - Ferro au Brésil - 1

António Ferro

L’Âge du Jazz-Band
(1923)


[Première partie]

               Je vis dans mon Époque comme je vis dans ma Patrie, et comme je vis à l’intérieur de moi. Mon Époque c’est moi, c’est nous tous, les minutes de l’heure, de cette heure fébrile, de cette heure dansée, de cette Heure-Ballet-Russe*, où les aiguilles de l’horloge sont soit les bras d’une femme effilée, soit les jambes d’une ballerine maigre dansant sur les chiffres qui, sur le cadran, indiquent les étapes* du temps, comme si elles dansaient dans la neige — sur des poignards… Je ne comprends pas, de quelque manière que ce soit, la nostalgie maladive des autres époques, la nostalgie des âges morts, cette sorte de ronde de fantômes, plaintive et sinistre, qui rôde par ici — fox-trot de squelettes mutilés… Avoir la nostalgie des siècles qui sont morts, c’est avoir vécu dans ces siècles, c’est n’être pas d’aujourd’hui, c’est être un cadavre et feindre d’être vivant…
               Tout comme notre village est le plus beau de tous parce que c’est notre village, notre Époque devra être la plus belle de toutes parce que c’est notre Époque…
               Aimons notre Heure telle qu’elle a été engendrée, avec toutes ses monstruosités, avec toute sa lumière et avec toute son obscurité… Notre Époque ne se juge pas : elle se chante…
               La tunique, le péplum, la chlamyde, la culotte et le bas, les chapeaux de plumes, sont des loques du Passé. L’Habillement moderne, Mesdames et Messieurs, est de chair, d’os et de sang. L’humanité a déteint sur les vêtements. Les pleureuses des siècles morts, momies de la tradition et du préjugé, censurent, comme de vieilles acariâtres, l’artificialisme de notre Époque. Mensonge ! Il n’y a jamais eu d’époque aussi humaine. L’humanité d’aujourd’hui est si grande, si forte, si dogmatique, qu’elle a cessé d’exister dans les corps, pour passer dans les vêtements, se répandre dans le mobilier, dans les maisons, s’épancher dans les livres… Seul l’Artifice est naturel. En ce siècle tout vit, tout s’agite, tout pense. Il y a plus d’humanité dans une robe* de Paquin que dans le corps qui la porte… Le vêtement a une vie plus intense et plus impérative. Le corps obéit. Le vêtement ordonne. Un corps est égal à tous les corps ; un vêtement est un corps unique. La Vie s’est chargée de la Vie. Nos yeux, notre bouche, nos mains, sans cesse fécondent, sans cesse mettent au monde… Je prononce ces phrases et elles prennent forme, se dispersent dans cette salle comme des gnomes invisibles, se dissimulent dans vos coiffures, Mesdames, dans vos sourires, dans vos gestes…
               L’Art moderne a révolutionné la Vie, a proclamé l’Humanité partout où elle existe et partout où elle n’existe pas. Il n’y a déjà plus de place pour le doute. Tout vibre, tout palpite. Croire est un devoir. Le scepticisme, l’incrédulité n’ont de justification que devant ce qui est réel. Et même dans ce cas ce qui est réel — existe… La réalité existe, en vérité, mais comme un mannequin — le mannequin du mensonge… Croire, croire toujours, malgré tout, malgré nos propres yeux… Croire c’est créer. En tout croyant existe Dieu, existe un Dieu. Seul est artiste l’homme qui croit, qui croit en son âme — comme en un corps. La croyance est la réalité. Si nous cessions de croire, le monde cesserait d’exister. La Vie appartient à l’imagination de Dieu, comme l’Art appartient à l’imagination de l’Homme. Si Dieu cessait de penser à nous — nous ne serions pas… Nous sommes pour Dieu — comme les Rêves sont pour nous… Et Dieu nous délivre des insomnies de Dieu… Si Dieu a l’idée de se réveiller — l’humanité s’endort. Les planètes sont les rêves du Créateur. Mais le rêve de la terre est un cauchemar… Ce cauchemar ne peut durer longtemps. Il devient urgent, par conséquent, de faire un pied-de-nez* à la mort, d’anticiper notre disparition, de nous suicider en croyance, de proclamer le mensonge comme unique vérité…
                Tout n’est déjà plus à faire, en ce sens.
               Sur la vieille humanité de corps et d’âmes, une nouvelle humanité se forme, une humanité de vêtements et de teintes… La Grande Guerre a donné aux vies humaines une telle insignifiance, les a transformées d’une telle manière en prospectus de races, que la peau, les os, la chair se sont dévalorisés, comme du papier-monnaie, pour donner une importance maximale, surhumaine, aux soies, aux casimirs, aux velours, aux organdis*, aux crêpes… Il semble ne pas y avoir de raison à ce que se soient dévalorisées la chair et l’âme des femmes parce que les femmes n’ont pas été à la guerre. Et pourtant, ce furent elles les plus sacrifiées. Les femmes de la guerre, amphores de douleur et de misère, ont recueilli en elles tout le sanglot de l’Heure, pour le dispenser, ensuite, dans leurs yeux cristallins, goutte à goutte, dans une souffrance nonchalante, dans une souffrance qui les a secouées, comme un vent furieux, qui les a réduites, qui les a transfigurées… À la fin de la guerre, les femmes se sont retrouvées seules, sans âmes, sans corps, devant leurs coiffeuses, leurs garde-robes… Pour vivre, à tout prix, pour se venger des larmes, elles n’ont trouvé qu’un recours : sur le contour de leurs corps consumés par la douleur, elles jetèrent le mensonge des vêtements impossibles, l’épiderme dansant des soies insolentes, les nerfs de l’organdi*, la poudre des crêpes… Les larmes avaient séché et les yeux avec elles. Les lèvres s’étaient flétries et les baisers avec elles… Mais quelle importance y avait-il à ne plus avoir d’yeux, à ne plus avoir de lèvres quand existaient les mains, les mains victorieuses des femmes d’après-guerre* qui font de leurs têtes les toiles sur lesquelles toutes sont peintres, sur lesquelles toutes peignent et repeignent, où toutes recherchent, comme l’on cherche la coiffure à la mode, le meilleur visage, le dernier type de beauté décrété par les Artistes…
               Les poètes et les peintres ont aujourd’hui autorité sur les corps des femmes comme les couturiers ont autorité sur leurs vêtements. Il y a des femmes à la Van Dongen, à la Matisse, à la Picasso, à la Marie Laurencin, comme il y a des vêtements de Poiret, de Lanvin, de Madeleine et Madeleine… D’ailleurs, corps et vêtement se complètent. Et en fin de compte, tout, bien pensé, n’est que vêtement… Simplement, tandis que le couturier se préoccupe de la forme à donner au corps, l’Artiste se préoccupe de l’expression… Tandis que Poiret conçoit une robe à volants*, Luc-Albert Moreau conçoit un visage… Et, pendant ce temps, Poulenc, Milhaud, Ravel, conçoivent, dans leurs mélodies, les âmes pour ces corps… Et quant aux hommes, eux non plus ne s’appartiennent plus, eux aussi évoluent absents de leurs destins. Chaque homme agite en lui un fantoche, comme toute femme agite une poupée… Nous sommes les esclaves de nos marionnettes*. La Danse triomphe comme jamais elle n’a triomphé, parce que la danse désarticule les corps, les pomponne comme des poupées, les libère du poids de l’âme, les démasque… Danser c’est vivre en mouvement, dans le vertige, danser c’est se multiplier, c’est avoir un corps dans chaque geste et dans chaque phrase, c’est se féconder soi-même, engendrer des images à partir de sa propre image, se développer comme un film*, être écran*, être l’interprète et être le drame… La danse est l’indépendance du corps. Tout, dans l’heure présente, obéit au mouvement, au rythme du corps. La grande musique est la musique des formes. Le corps et l’âme ont vécu, des siècles durant, divorcés. La danse a placé l’âme en fonction du corps, à en suivre les contours. L’humanité ne marche plus : elle danse !…
               Mes paroles ne parviennent pas à dire tout ce que je ressens, à chanter tout l’impromptu de l’Époque, la spontanéité d’une Heure dans laquelle tous les êtres, les choses, les rythmes, naissent de nos propres paroles, naissent de notre propre voix, dans laquelle la Vie éclot dans l’Art, comme une grande fleur nerveuse et fraîche, dans laquelle chaque phrase est une femme, une femme que nos lèvres désenchantent, que nos lèvres humanisent… Tout comme au contact des fils s’engendre l’électricité, au contact des lèvres, la vie peut s’engendrer… Qui sait, qui sait donc si de ma foi, si de la magie de mon Art, si de mon rythme-fakir, ne surgira pas un panache d’humanité, un jet de Vie… Ce moment est mon enfant. Le voici, le voici qui va surgir, en rythme, en forme, en vérité… Les paroles n’y parviennent pas. Je vais continuer en vous parlant de l’éloquence du Jazz-Band, de l’inquiétude d’un corps, d’un corps de femme que mon Art a conçu, d’un corps qui est tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, en résumé… L’Art engendre la Vie, comme la Vie engendre l’Art. L’Art et la Vie sont quittes. Qu’ils ouvrent les yeux, qu’ils ouvrent les yeux sur le grand miracle… Ce n’est pas la poupée mécanique de Hoffmann. C’est une femme écrite, écrite en des lignes fébriles, une femme qui se projette, fécondée en rythme, dans le rythme des idées, dans le rythme du Jazz-Band, dans le rythme de vos âmes anxieuses… Regardez-là, regardez-là, tant qu’il est temps, tant qu’elle existe… Je vais me taire mais vos yeux vont continuer à m’entendre, à m’entendre dans les lignes torses d’un corps où Dieu a écrit droit… (1)

(1) À cet instant, un authentique jazz-band interrompit la conférence et un corps de femme surgit sur la scène, un corps qui était, principalement, une danse…

[À suivre.]

© Droits réservés pour le texte original./ A. C. pour la traduction française.

8 juin 2011

Prépublication - Ferro au Brésil - 0

Entre deux modernismes :
le Portugais António Ferro dans le Brésil de 1922

Par goût des détours et autres approches digressives, nous entreprenons aujourd’hui une série de mises en ligne consacrées à la curieuse personnalité littéraire de António Ferro et à quelques-uns de ses textes qui eurent, de fait, une petite destinée brésilienne, dans l’immédiat après-Semaine d’Art Moderne et à l’époque agitée de la revue Klaxon.
Pour commencer, avant les textes eux-mêmes, quelques éléments de contextualisation en forme de préface.
N.B. : La mise en ligne de cette introduction et des traductions qui suivront se veut temporaire, comme une forme de prépublication, et restera en vigueur jusqu’à ce qu’une édition physique s’ensuive. (Avis aux éditeurs.)


Brasser du vent au Brésil
(Notice)

 Il est plus difficile de paraître avoir du talent que d’en avoir en effet.
(A. Ferro)

Un manifeste (Nous), quelques paradoxes ou aphorismes dûment préfacés par leur auteur même (Théorie de l’Indifférence) et une étrange conférence musicale (L’Âge du Jazz-band) : ce sont là trois des textes par lesquels l’esprit aussi original que tapageur, mystificateur ou savamment inconséquent du Portugais António Ferro (1895-1956) s’illustra à l’occasion d’une tournée brésilienne effectuée de mai 1922 à avril 1923 et qui fut, avec tous les malentendus liés généralement à ce genre de tentatives, l’une des notoires occasions de rapprochement entre les deux avant-gardes de langue portugaise.

Lors de son départ pour le Brésil, Ferro est depuis quelque temps partie prenante du Modernisme portugais. D’abord éditeur factice et involontaire, en 1915, des numéros 1 et 2 de l’éphémère organe moderniste Orpheu (son nom y est placé par les amis et aînés Fernando Pessoa et Mário de Sá-Carneiro, par plaisanterie, parce qu’il est alors mineur, et donc légalement empêché de diriger un périodique), revue à laquelle il ne collabore pas lui-même mais dont l’esprit ne lui est pas étranger, et muni de ce petit prestige, il se fait vite davantage connaître par diverses publications : le texte d’une conférence sur le cinéma, As grandes trágicas do silêncio (1917) ; un essai de « poème symphonique », O ritmo da paisagem (1918) ; un recueil d’aphorismes sur l’art et la vie, Teoria da Indiferença (1920) ; les poèmes d’Árvore de Natal (1920) ; la conférence Colette, Colette Willy, Colette (1921) ; une « nouvelle en fragments », à la forme audacieuse, Leviana (1921) ; le manifeste Nós (1921) ; et les chroniques d’un séjour à Fiume, Gabriele d’Annunzio e Eu (1922). Par ces titres, le nom de Ferro est déjà passablement connu au Brésil : H. Antunes, l’éditeur portugais de Colette… et de Leviana comme de la deuxième édition de la Teoria da indiferença (en 1921), officie tant à Lisbonne qu’à Rio de Janeiro. On connaît donc ses livres ; sa tournée sera un triomphe, entre mondanités et agitation moderniste.

Au Brésil, justement, ce sont notamment les principaux représentants du Modernisme local, récemment constitué comme groupe, en février 1922, lors de la Semaine d’Art Moderne réalisée au Teatro Municipal de São Paulo, qui l’accueillent. Il est de fait, dans la presse et les nombreux hommages, articles, chroniques ou entrevues qui lui sont alors consacrés dans toutes les villes où il passe, le représentant bienvenu de la nouvelle génération portugaise.
Il se livre surtout, à travers le pays, à une série de soirées littéraires et artistiques, introduit la plupart du temps par l’un ou l’autre des modernistes brésiliens, et où ses propres conférences, alternativement « A arte de bem morrer », « As mulheres e a literatura » et « A idade do jazz-band », partagent notamment le programme, à partir de septembre, avec des lectures de sa compagne la poétesse Fernanda de Castro, qui vient de le rejoindre après leur mariage, par procuration, au mois d’août. Le 18 novembre, la Companhia Lucília Simões, alors en tournée au Brésil et à l’invitation de laquelle Ferro s’était d’abord embarqué en tant que critique de théâtre, crée au Teatro Santana (São Paulo) sa pièce Mar alto (publiée à Lisbonne en 1924), dont il interprète d’ailleurs l’un des rôles principaux ; la pièce est reprise le 16 décembre au Teatro Lírico (Rio).
Ce séjour est aussi éditorial : le manifeste Nós, de 1921, est repris par la jeune revue de l’avant-garde pauliste, Klaxon, dans son numéro 3 du 15 juillet 1922 ; en 1923, A arte de bem morrer (texte de la conférence précédé d’un discours de présentation par Menotti del Picchia ; couv. de José de Almada Negreiros) et les chroniques de Batalha de flores sont publiés à Rio par H. Antunes, A Idade do Jazz-band à São Paulo par Monteiro Lobato, et d’autres textes encore sont alors réédités.
La conférence sur « A idade do jazz-band », illustrée (semble-t-il non systématiquement) par la danseuse Ivonne Daumerie (une participante de la Semaine de 1922) et un authentique orchestre de jazz, a été prononcée le 30 juillet 1922 au Teatro Lírico de Rio, avec une présentation de Carlos Malheiro Dias ; le 12 septembre au Teatro Municipal de São Paulo, avec une présentation de Guilherme de Almeida ; le 10 octobre au Teatro Guarany de Santos ; le 10 novembre à l’Automóvel Club de São Paulo ; et le 8 février 1923 au Teatro Municipal de Belo Horizonte. En volume, le texte d’A Idade do Jazz-band a d’abord été publié au Brésil (São Paulo, Monteiro Lobato & Cia., 1923), avant de faire l’objet d’une 2ème édition au Portugal (Lisbonne, Portugália, 1924, avec une couverture de Bernardo Marques). Le texte y est précédé des discours de Carlos Malheiro Dias et de Guilherme de Almeida, ainsi que d’un discours prononcé par Ronald de Carvalho en ouverture de la conférence sur « A arte de bem morrer » donnée le 21 juin 1922 au Trianon de Rio.

À son retour, Ferro témoignera à quelques occasions d’une actualité littéraire et culturelle brésilienne peu connue au Portugal, guère plus que dans le reste de l’Europe (voir « Carta aberta ao Portugal de Hoje ao Portugal de vinte e tantos anos », Contemporânea, Lisbonne, 1923, n9, et « A nova literatura brasileira », Diário de Notícias, Lisbonne, 31 mai 1924), pensant même y consacrer un livre, et bien que mêlant à son activité de passeur, dans l’attitude assez marinettienne qui fut la sienne, des préoccupations plus personnelles d’autopromotion ; il restera aussi, un certain temps, un interlocuteur privilégié pour les modernistes brésiliens, notamment pour Oswald de Andrade lors de ses voyages répétés en Europe, lors d’escales à Lisbonne ou par correspondance depuis Paris.
Les effets du passage de Ferro au Brésil ne furent pas les plus durables ni, assurément, les plus profonds ; il est à ranger, néanmoins, au premier titre des présences étrangères qui marquèrent la décennie 1920, celle du Modernisme brésilien historique, suivi en cela par Blaise Cendrars, Marinetti et Benjamin Péret.

Tôt attiré par le fascisme, lié aux destins si particuliers du modernisme portugais (assez « futuriste » en cela), António Ferro deviendra quelques années plus tard, et pour longtemps, l’animateur culturel et le propagandiste officiel du régime salazariste, après avoir été, avec l’inégal(able) talent qui sied à ce genre d’entreprise, le meilleur propagandiste de lui-même.

A. C.

N.B. : les données factuelles de la présente notice sont tirées pour l’essentiel de l’ouvrage : Arnaldo Saraiva, Modernismo brasileiro e modernismo português : Subsídios para o seu estudo e para a história das suas relações [1986], Campinas, Editora Unicamp, 2004.


Prochaine livraison :

L’Âge du Jazz-band
(première partie)