23 octobre 2016

La polémique d'avant-hier soir (1)

La poésie française à l’étranger

Tout Français polyglotte qui se tient au courant du mouvement intellectuel dans le monde ne peut manquer de remarquer que de nombreuses revues étrangères donnent à leur public une idée fausse et parfois ridicule du mouvement littéraire en France. Nos meilleurs écrivains y sont moqués ou traités avec dédain, lorsqu’ils ne sont pas passés complètement sous silence, tandis que les pires y sont l’objet d’extravagantes apologies ; et par « pires » je ne désigne pas les auteurs de romans policiers et de romans à épisodes pour cinéma que tout le monde est d’accord pour laisser en dehors de toute discussion littéraire ; mais ceux qui se présentent eux-mêmes comme les créateurs audacieux d’une littérature nouvelle, de la littérature de demain, et qui sont, en majorité, ou des impuissants et des paresseux, ou des dévoyés, ou des assoiffés de publicité par tous les moyens, ou des fumistes sans esprit ni fantaisie. Nous assistons à une véritable offensive menée en leur faveur, et souvent par eux, contre les belles-lettres françaises et contre la France sur tous les terrains et principalement — le fait est curieux — sur celui de la poésie. Les bolchevistes français de la littérature profitent de l’hospitalité qui leur est donnée dans ces revues pour y écrire des choses qu’ils n’oseraient peut-être pas publier dans des revues parisiennes. Il serait temps de dénoncer le mal qu’ils font et d’aviser aux moyens de l’enrayer.

Voici, par exemple, Nosotros, de Buenos-Aires, une des revues les plus importantes de l’Amérique latine. On ne saurait trop la féliciter de s’être assuré la collaboration de M. Francis de Miomandre, qui y tient la « chronique de la vie intellectuelle française ». Mais, dans son numéro de décembre, elle publie une étude — la première d'une série — de M. Nicolas Beaudouin [sic] sur « la nouvelle génération littéraire française » qui est bien un modèle de bourrage de crâne à l’usage des étrangers. Nous plaignons les Hispano-Américains qui se fieront à ce que M. Beaudouin [sic] leur dit de cette nouvelle génération. Nosotros est une revue littéraire sérieuse et très estimée. Eh bien ! nous pouvons affirmer à son directeur que pas une revue similaire française n’aurait publié cet article, et surtout que pas une seule, même parmi celles qui sont qualifiées de « petites revues », ne l’aurait fait suivre d’une note disant qu’en 1914 M. Beaudouin [sic] était « le poète le plus admiré des nouvelles générations françaises » et que « les revues littéraires du monde entier commentent l’œuvre de ce fécond écrivain », de ce « grand poète français ».

M. Beaudouin [sic] commence son article par des considérations d’ordre général :

S’il est vrai, comme on le prétend et comme je l’admets, que la vitalité d’une nation se mesure au lyrisme de ses poètes, jamais la France ne s’est trouvée en une meilleure situation qu’à l’heure actuelle. Jamais il n’y eut une floraison poétique aussi neuve et féconde, aussi compréhensive des réalités, aussi fervente de vie, aussi saine et sage à la fois. La génération présente s’accorde merveilleusement au rythme vigoureux de la France nouvelle et son lyrisme rencontre partout, même auprès de la grande critique, une attention véritablement réconfortante…
…À la passion romantique des ruines, à l’immobilité parnassienne, succèdent un violent amour de la vie sous toutes ses formes, un désir de nous mêler à l’activité contemporaine, de participer, sous les espèces du lyrisme, à la communion des vivants.

C’est très bien. Ou plutôt, non, c’est très mal, car les poètes qu’il propose à l’admiration des Hispano-Américains sont tous, à l’exception de Paul Valéry, des auteurs de second plan, ou médiocres, ou mauvais ; c’est très mal, car les poètes dont il vient de nous dire qu’ils sont sains et sages, fervents de vie, merveilleusement d’accord avec le rythme vigoureux de la France, et qu’il énumère ensuite, sont pour la plupart des bolchevistes de la littérature (quelques-uns même de la politique !) et des dadaïstes. M. Beaudouin [sic] va vraiment un peu trop loin dans l’art de bourrer le crâne aux étrangers lorsque, en tête de ces poètes qui participent sous les espèces du lyrisme à la communion des vivants et qui sont les régénérateurs de la poésie française, il place Henri Guilbeaux. On sait, de celui-ci, en France, qu’il est un médiocre littérateur ; on sait surtout qu’il a été condamné à mort pour trahison. Personne, à Paris, pas même ses amis, n’oserait le traiter de grand poète. Cela ne passerait pas ; mais cela passe à Buenos-Aires. M. Beaudouin [sic] va encore plus loin, il écrit : « Henri Guilbeaux, fougueux et passionné, qui, depuis plus de quatre ans, vit ses poèmes. »

Parlant des dadaïstes, le chroniqueur parisien de Nosotros dit de l’un que c’est « un pur poète, un alchimiste verbal », et d’un autre que « ses étranges réalisations honorent magnifiquement notre époque ». Et il conclut :

Dans un beau verger illusoire qu’ils transforment parfois dans l’espoir de floraisons inconnues, voici… les quatre visages du jeune dieu Dada autour desquels se groupe toute une fervente et sympathique jeunesse.

Et voilà encore de la littérature pour exportation. On sait que le dadaïsme est une stupide mystification montée par deux étrangers résidant en France où ils trouvèrent des complices. L’an dernier, l’un d’eux avoua qu’ils s’étaient moqués du public, lequel, d’ailleurs, ne l’avait pas pris au sérieux, et, faisant une pirouette, déclara qu’il allait s’occuper d’autre chose. Ignore-t-on cette petite histoire ridicule à Buenos-Aires ? En tout cas, M. Beaudouin [sic] la connaît. Il n’en persévère pas moins à propager à l’étranger une mystification complètement dénuée d’esprit quand ses propres auteurs y ont renoncé. Et il va jusqu’à traiter de « jeune dieu » ce grotesque Dada. Nous le défions bien d’écrire dans une revue littéraire, et vraiment française, que « toute une fervente et sympathique jeunesse » se groupe autour du « jeune dieu Dada ».

Mais une grande revue argentine publie ces élucubrations ; d’autres revues hispano-américaines en publient d’autres du même genre. Car l’entreprise de sabotage de la littérature française qui trouve partout des agents conscients ou non, et qui est poursuivie, depuis plusieurs années, par tous les moyens, a déjà donné des résultats. Quelles en seront les conséquences — au point de vue de la poésie dont nous nous occupons en ce moment — si l’on ne se décide pas à opposer une propagande active pour le bien à la propagande active pour le mal ?

Les lecteurs de Nosotros, par exemple, qui connaissent notre langue et qui aiment la poésie se fieront d’autant plus à M. Beaudouin [sic] qu’il leur est présenté comme « le poète le plus admiré des nouvelles générations ». Ils liront les œuvres qu’il leur recommande. La plupart, ceux qui ont du goût, hausseront les épaules en riant ou s’indigneront. « Comment ! diront-ils, c’est ça la nouvelle poésie française ! » Mis en méfiance, ils achèteront de moins en moins des livres français. Et ce sera tant pis pour la littérature française.

D’autres, parmi les jeunes écrivains, diront : « Voilà la vraie et belle poésie du présent et de l’avenir. Nous n’avons qu’à l’imiter pour être des poètes originaux comme le grand Guilbeaux, celui qui vit ses poèmes, comme Martinet que « les Temps maudits ont classé parmi les lyriques véhéments de notre époque » ; nous serons célèbres et l’on parlera de nous à Paris, comme on parle de Martinet, de Guilbeaux et des « quatre visages du jeune dieu Dada » à Buenos-Aires. »

Et ils feront de la poésie bolcheviste et dadaïste ; ils saboteront la belle langue castillane. Il y a même déjà, en Amérique, un certain nombre de jeunes saboteurs. Et c’est tant pis pour la littérature hispano-américaine.

Marius André.

La Revue hebdomadaire (Paris),
32e année, n°9, 3 mars 1923,
« Chronique de l’Amérique latine », p. 108-111.

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