22 mars 2018

De l'avant-garde au Pérou : un document (suite)


Inventaire de l’avant-garde
par Federico Bolaños

trad. de l’espagnol (Pérou)

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Le mouvement que nous venons de schématiser appartient, comme l’on sait, racialement et géographiquement à la France. Ses représentants les plus qualifiés sont de là, ou, du moins, sont les fils spirituels de sa réalité ambiante. Cela veut dire que tandis que la Russie, la stupéfiante Russie d’Andreïev et de Lénine, réalisait sa révolution vitale et politique, la France prenait la tête de la révolution de l’esprit sur les chemins de l’art, en suscitant dans le monde entier le grand prodige : la naissance d’hommes nouveaux libérés de la pachydermique peau du passé.

En Amérique, le phénomène de contagion avant-gardiste prend des caractères uniques. Une race jeune et élastique, une race anxieuse du nouveau et présentant des possibilités de réalisation réellement géniales, assimile les toutes nouvelles idées en les pénétrant de sa force créatrice et en les transformant en son sang, comme la lumière se transforme dans géométrie transparente d’un prisme. Est ainsi produite une nouvelle création, une recréation des valeurs importées. C’est à l’Amérique qu’il appartient d’avoir accouché du mot AVANT-GARDE, qui a centralisé dans ses 10 lettres toutes les directions du mouvement européen.
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Au Pérou, pays de trésors archéologiques et de sédentarisme spirituel, la nouvelle lumière s’allume avec une énergie prometteuse. Quelques jeunes gens secoués par les ondes radiales venues d’outremer font leur voyage de circonvolution à travers les nouvelles idées et lancent dans le ciel leurs premières fusées avant-gardistes : pluie aérienne de couleurs que n’ont vue ni les critiques renommés ni les lettrés conservateurs, sans doute parce qu’ils ont l’habitude de marcher la tête (?) parallèle au sol… Chronologiquement, le mouvement date de l’année 1923, époque où apparaissent, publiés de manière dispersée, les premiers poèmes d’avant-garde, ce que n’étaient pas ceux apparus antérieurement dans les livres signés par Vallejo, lequel, par son esprit subversif propre à disloquer les préceptes en usage et par sa géniale intuition des formes à atteindre, mérite à bon droit le titre doré de précurseur. Il convient d’observer ici que, bien avant que l’on ait connaissance du début du mouvement en Argentine, pays qui s’attribue vaniteusement la paternité de l’avant-garde sur le continent, apparaissait déjà chez nous une poésie nouvelle et, au même moment, au Chili, reflet vital immédiat de livres et de revues françaises fraîchement arrivées et de voix américaines inaugurales comme celle du magnifique Franco-Chilien Vicente Huidobro.

Apparaissent ainsi les premières voix annonciatrices. Magda Portal, Juan Luis Velásquez, Juan José Lora, Mario Chábes, Serafín del Mar et celui qui signe ces lignes. À cette même époque, Hidalgo, le grand poète péruano-argentin, révolutionnait de son cri d’acier la poésie du Plata, et Juan Parra del Riego, en Uruguay, devançant ses congénères locaux, faisait de belles évolutions avioniques pour atterrir sur le véritable terrain de l’avant-garde.

Peu de temps après, arrivaient au Pérou des nouvelles selon lesquelles un processus identique se répandait au Mexique, au Brésil et en Uruguay.

C’est alors que fait irruption, sur la scène de Lima, une revue : Flechas, qui, anxieuse de rénovation bien que peu audacieuse par son contenu, portait déjà marquée sur le front cette phrase flamboyante : littérature d’avant-garde.

C’est à cette époque-là, celle du deuxième Centenaire, que, comme une manifestation sarcastique du destin, est réalisée dans une salle de spectacle un gigantesque concours de vieille et criarde poésie, où échoit à un fameux directeur de revue, professionnel de la critique et du coup de bâton, le rôle d’accusateur et de donneur d’alerte quant aux premiers symptômes de subversion que nous affichions, nous autres jeunes gens !

Le temps passe et les batteries iconoclastes se chargent de nouvelles poignées de poudre. Apparaissent bientôt de nouveaux et magnifiques créateurs : Alejandro Peralta au Sud, Bazán, Xavier Abril, Nicanor de la Fuente au Nord, Oquendo de Amat, etc. Un grand poète, Atahualpa Rodríguez, s’incorpore bientôt, complètement, au mouvement, et surgissent de nouveaux prosateurs comme Héctor Velarde, Basadre, etc.

L’enthousiasme prosélyte passe à un niveau supérieur par l’œuvre des gonfaloniers du nouvel art. On édite précipitamment des livres et des revues pionnières. On prend d’assaut les colonnes des journaux conservateurs et fossiles, et commence à naître cette chose tant convoitée : une ambiance d’avant-garde.

La réaction contre-attaque alors avec des armes rouillées et lutte en même temps pour nous enfermer dans le cercle d’un silence hermétique et brutal. On nous appelle « singes », « copieurs » ou simplement « fous », nous les nouveaux insurgés. Le scandale croît et même les gens inoffensifs tendent l’oreille et font les dégoûtés en voyant un poème d’avant-garde. Mais le mouvement ne tarde pas à s’acclimater et il devient à la mode de se présenter comme « avant-gardiste ». Surgissent alors, en abondance, les « vivants », les faux poètes d’avant-garde, les suiveurs, enfin… qui la recette en main et avec une impunité éhontée étourdissent et déconcertent plus encore « le public lecteur ». Pendant ce temps, apparaissent des revues armées d’essence incendiaire : Trampolín, Hangar, Guerrilla, Jarana, Hélice, etc. Des publications qui, en coopération avec quelques livres, conférences et tribunes de presse isolées, contribuent à avant-gardiser le pays.

En dernier ressort, émergent de nouveaux poètes : Julián Petravic à la Sierra, Martín Adán et José Varallanos, qui sont les benjamins de la nouvelle poésie.

En revenant en arrière, on édite aussi avec grande pompe une revue-omnibus, Amauta, pénétrée d’un excellent nationalisme, mais copieuse de médiocrité. Dans cette revue, en raison de la manie accumulative de ses directeurs, figurent des noms de tous les âges, y compris du paléolithique… Malgré tout, sa mission politique et sociale sert de contrepoids à ce qu’il y a de médiocre dans sa finalité esthétique et dans sa fonction de discrimination des valeurs.

Parmi les nouveaux critiques, surpassant, par leur culture littéraire moderne et par leur finesse de vision et de style, deux journalistes voués aux occupations de la tâche critique, apparaissent deux noms matinaux : Aurelio Miró Quesada Sosa et Adalberto Varallanos. Ils sont l’espoir de l’avant-gardisme national qui mûrit aujourd’hui en dépit de ses faux directeurs et des imbéciles obtus.

Comme le mouvement est encore en marche et comme ses personnalités ne se sont pas encore complètement définies, il n’est pas question d’établir ici une précise hiérarchie de valeurs. Cela reviendrait à blesser des susceptibilités et à accepter, sans nul doute, plusieurs duels, ce qui ne me séduit nullement.

Mais il s’agit bien de marquer cette séparation radicale : les écrivains qui réalisent simplement un travail d’art pur, les poètes apolitiques, et les écrivains qui mêlent art et politique et réalisent un travail mixte, si bien qu’on ne sait pas s’ils resteront comme artistes ou comme agitateurs.

Voici les tableaux que je propose à la méditation de mes lecteurs, s’il y en a, ce qui ne m’intéresse guère.



Source :
F. Bolaños, « Inventario de vanguardia » [suite]
La Revista, semanario nacional (Lima)
n°54, 16 août 1928, p. 45


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