31 mars 2018

Hernández Franco - L'homme qui avait perdu son axe (2/17)

À mes Amis-du-Café. Aux Terribles-Frères-de-l’Ordre-de-la-Médisance. À l’Ineptie. Au Dégoût. À la Suffisance. Aux Drogués, aux Pédérastes, aux Fous, aux Hypocrites, aux Idiots.
Aux Prostituées.
À la Meute, enfin, je jette ce livre comme un morceau de viande putréfiée.
H. F.




L’homme qui avait perdu son axe

Mon ami venait de finir d’une gorgée sa tasse de café bouillant et rageait contre le garçon* qui ne se précipitait pas pour recueillir la pièce d’un franc qu’il lui tendait…
Je me mis à l’observer. Je connaissais cet ami comme j’aurais pu connaître un frère ou comme j’aurais pu me connaître moi-même, si cette folle manie de ne jamais vouloir ce que je peux faire me l’avait permis… Je savais que mon ami n’était nullement pressé, mais que quelque chose de plus fort que lui-même le poussait à s’en aller toujours de tous les lieux imaginables.
Mon ami était l’homme qui s’en allait. Nous nous connaissions depuis quatre ans déjà. Un soir, à « La Source », quelqu’un nous présenta… et comme tous deux nous sortions en même temps du café, je lui demandai :
— Où allez-vous ?
— Je ne sais pas, et vous ?
— Moi non plus…
Et comme nos destinations coïncidaient ce soir-là, nous décidâmes de partir ensemble…
Il me parla de beaucoup de choses, de beaucoup de choses différentes qu’il avait vues ou faites. Mais je ne comprenais rien, parce que je ne l’écoutais même pas, occupé que j’étais à ruminer une petite herbe de souvenir…
Six mois plus tard, à son retour d’un voyage en Europe centrale, nous nous rencontrâmes à nouveau. Nous discutâmes.
— Cher ami, tout ce que j’ai pu vous dire durant cette soirée que nous avons passée ensemble, n’est que mensonge… J’ai tout inventé, car il n’y a rien de plus beau qu’un beau mensonge à trois heures du matin sur un boulevard de Paris… Et c’est une volupté que de se présenter en héros de son propre mensonge. C’est pourquoi je vous ai menti ce soir-là. J’ai menti à l’aube, en essayant de tromper tout Paris qui dormait… de crier tout ce que je ne suis pas, de crainte que l’on ne voie quelque chose de ma réalité en ruine. Je ne suis rien. Je n’ai rien vu. Avez-vous reçu mes cartes postales ?
— Non
— Mais si, je les ai écrites.
— Mais, je ne vous ai jamais donné mon adresse !
— C’est vrai ! Je ne vous ai jamais écrit… Adieu, cher ami, je m’en vais…
Et il s’en allait. Je crois que mon ami avait ou qu’il a encore, où qu’il se trouve, du talent. Quand il me serrait les mains pour s’en aller il me laissait toujours dans une sainte odeur de paradoxe et de sophisme. Un jour, je lui dis :
— Pourquoi n’écrivez-vous pas un livre, avec tous ces mensonges que vous mettez dans chacune de vos phrases…
Et cet homme qui ne faisait jamais rien, qui ignorait ce que pouvait être le travail ou l’effort, me répondit :
— Cher ami, voilà un an que je n’ai plus écrit à ma mère, qui est une aimable petite vieille, simplement parce que je n’ai pas une minute à moi.
Et il s’en alla.
Telles étaient nos entrevues. Mais en quatre ans, et à Paris, deux personnes se rencontrent, fatalement, plusieurs fois. J’avais découvert que mon ami avait autant d’amour pour la Vérité que pour le Mensonge. Pour mieux dire, cela lui était égal. Il possédait le don de dire le plus horrible des mensonges, avec le geste le plus sincère et le plus imprégné de bonne foi, de même qu’il vous écrasait sous un axiome, avec un geste distrait, comme encadrant une hyperbole absurde. À mon avis, il ignorait où commençaient le Mensonge et la Vérité. Assurément, il l’ignorait, car il était incapable de quoi que ce soit de difficile, et il n’y a pas de difficulté plus grande que ces subtiles démarcations entre le Réel et l’Irréel.
Mais, de paradoxe en axiome, d’hyperbole en phrase vague, lapidaire ou cynique, au bout de quatre ans, j’avais reconstruit mon ami. Les naturalistes s’amusent à reconstruire des animaux antédiluviens, en se basant sur un os trouvé dans quelque caverne. En conclusion, ils nous ont créé ces monstres dont la présence ne s’explique que dans les galeries des musées paléontologiques. En reconstruisant la personnalité morale de mon ami, j’en avais fait un ami, à ma manière, difforme, diffus, monstrueux, parce que j’étais parti d’une base incertaine : ses confidences… Et c’est à propos de ce type-ami que j’avais créé, que je vous ai dit que je le connaissais aussi bien que je pourrais connaître un frère.
Et il s’en allait à nouveau. Je calculai que j’avais plus d’une heure d’avance pour un rendez-vous que l’on m’avait donné dans ce même café.
Mon ami venait de mettre son manteau.
— Écoute, reste donc…
Les yeux de cet homme que j’appelle « mon ami » sans savoir pourquoi eurent comme une opaque expression d’humilité résignée. Sur la ligne de ses épaules, sur tout son corps, s’attacha un geste de fatigue irrémédiable. Il restait.
— Garçon, deux whiskys doubles !
Le café était banal. Je suis certain que le serveur avait été cocher de maison riche, parce qu’il avait une mine réactionnaire d’ancien sénateur. Dans un coin, une petite tache carmin absorbait un café-crème. À côté de moi, un tas de viande — dont je devinai par la suite qu’il s’agissait d’une femme — macérait dans une petite flaque opaline d’anis.
Cela faisait un moment que mon ami me disait quelque chose, mais comme il ne me regardait pas, je crus d’abord qu’il était en train de faire quelque confidence merveilleuse à la tache blanc-violet de sa boîte d’« Abdullah’s »… au ton rauque de sa voix et à je ne sais quel geste de sincérité que dessinait sa main, j’écoutai :
— … et si quelqu’un m’avait toujours dit « reste », peut-être que je ne m’en serais pas tant allé… en allé de moi-même… car je sais que la vie de tout le monde tourne autour d’un idéal bon ou mauvais, d’un motif, d’une raison d’être. Moi-même, j’ai eu vaguement cette idée fondamentale qui est comme le centre de gravité dans toute vie… Mais je l’ai perdue merveilleusement au cours d’une de ces nuits, dans un hurlement de jazz-band ou une lumineuse phrase de femme… j’ignore où se trouve cette pauvre bonne chose que je portais en moi… et que ma mère cousait si sereinement dans mon âme quand elle m’apprenait à prier… Dans ce chaos de moi-même, une fatalité centrifuge a rendu nulle, en moi, la force de réaction. Parfois, je pense que la mort…
— Pourquoi ne te suicides-tu pas ?
— Impossible… je suis arrivé à un point si angoissant que le suicide est désormais impossible pour moi. Une fois, j’y ai pensé ; comprends donc, le suicidaire est l’homme qui est descendu jusqu’en lui-même, qui a pesé le pour et le contre, qui, froidement, a ressenti dans son cerveau le poids de l’inexorable affirmation d’Hamlet… Le suicidaire est l’homme qui est parvenu à un moment de lucidité unique, indiscutable. Quand l’homme dit : « Je vais me suicider », quand il se le dit à lui-même, cette phrase est d’une logique implacable. Et l’homme se suicide. Mais moi je ne le pourrai jamais. Parce que je ne sais plus où se trouve ce fond lointain de l’âme jusqu’où il faut descendre pour se juger. Parce que, surtout, j’ai une peur atroce de me trouver seul avec moi-même… Garçon, deux whiskys doubles !... Comprends donc, je suis ce cas unique, fatal, ridicule, de l’homme-qui-ne-peut-pas-se-suicider, de l’homme qui n’étant pas, est condamné à être. C’est pourquoi je m’en vais toujours, de peur que ma vision, en s’habituant au milieu environnant, ne se retourne contre moi et me découvre… Parce que je ne ressens pas le besoin de savoir comment je suis… D’ailleurs, tout cela est banal, au « Carlton » il y a des vieilles magnifiques et Harry Pilcer danse aux « Acacias »… La vie est vraiment belle, cher ami, adieu !...
*
*   *
La personne qui m’avait donné rendez-vous dans ce café stupide était en retard. Je restai seul. D’une imbécile manière, l’horloge me coupait la Vie en petits morceaux…
— Garçon, un whisky double !

Paris-Brême, 1925.

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